dimanche 9 juin 2013

Vers la douceur

Et puis merde, à la fin.



"Plaquée, Bulle se dit merde.
Merde devant la perspective de semaines dans le pâté, à pester contre un bourreau même pas répréhensible, à se forger contre lui une haine qui ne ferait qu'attiser un amour douloureusement persistant, à tourner dans son crâne migraineux des questions dont l'unique et limpide réponse avait pourtant été livrée par lui je ne t'aime plus j'en aime une autre au revoir désolé, et alors des semaines à maudire cette autre, à se maudire de la maudire, à l'appeler exclusivement pétasse, à se trouver pétasse soi-même de l'appeler telle, à ne pas décolérer, à ne pas décolérer de ne pas décolérer, à se trouver merdeuse d'échouer à ne pas l'être, à se repasser un film déjà monté et étalonné, à réécrire un traité pour une constitution amoureuse déjà gravée dans le marbre, des semaines de rumination en pure perte, des semaines pour rien, peut-être six, peut-être dix, peut-être même cinquante-deux, et pourquoi pas cent quatre, ruinée la santé mentale mettait un temps fou à se refaire, on était une épave durable, on n'était plus bonne à rien alors qu'on se rêvait bonne en tout et que pas mal de pain attendait sur pas mal de planches, des amis à honorer, des amies à honorer, des arrondissements méconnus à explorer, des rillettes du Mans à tartiner, des balades aux Buttes Chaumont, des Heineken, du sexe en levrette, des longueurs de piscine, des mariages d'Alain en mai prochain, autant de choses qu'on serait certes capable de faire, autant de choses qu'on ferait mais juste qu'on y serait pas, on aurait comme un for intérieur, une arrière-déprime, un chewing-gum collé aux parois de la bonne humeur, une carie dans la belle dentition de l'orgueil, cela raréfierait le sourire, ou alors en mettant une main devant comme au temps des appareils dentaires, on renouait avec le complexe de vivre, on pesait trois cents kilos, on était entièrement de trop, on était lestés de soi-même, on subissait tout, faire était plus improductif que ne pas faire, on finirait par rester chez soi en attendant que ça passe et ça ne passait pas merde.
Six semaines. Dix. Cinquante-deux. Cent quatre !
Ce n'était pas possible.
Bulle rêva d'être dans deux ans.
Elle entreprit de régler la date de son portable sur le 22 mars 2008, mais se ravisa aussitôt. Quelle connerie elle allait faire ! Se priver de deux ans de vie ! Deux Nouvel An chinois ! Deux Rolland-Garros ! La victoire de la gauche aux présidentielles ! Sept cent trente jours dont soixante-dix-sept au soleil. Cent pizzas dont la moitié aux anchoix !
L'énumération de ce qu'elle avait été tout près de perdre ramena son gigantesque dépit aux dimensions d'un kyste pas si dur à retirer. 
Elle le retira le lendemain et puis merde à la fin."

Vers la Douceur, François Bégaudeau.

4 commentaires:

  1. Une rupture c'est perdre quelqu'un, mais aussi un morceau de sa vie, c'est dire merde à notre jeunesse du moment, pour plonger dans notre un peu moins jeunesse future.

    Une rupture c'est quelques années, notre présent, qui deviennent tout à coup notre passé. On avait 30 ans, on en a 32. Et on a peur...

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    1. Certes. Mais heureusement, il y a les pizzas aux anchois...

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    2. ahahah je déteste les pizzas aux anchois. Mais qui a décidé que c'était bon?

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    3. Moi non plus, je n'aime pas ça. Mais peu importe. C'est un détail. (Je pense qu'il a choisi les anchois uniquement pour la rime).

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